Ces pages vont tenter de faire la chronique d'un cheminement. Vers quoi, je ne sais pas encore. Ce que je sais, c'est qu'il va tâcher de s'éloigner du mode de vie que je suivais jusqu'à présent. Pourquoi ? Parce que je le suivais par défaut, parce que tout invite à suivre cette pente sans trop se poser de questions. Et j'ai fini par admettre qu'elle ne me convient pas.
Mon métier consiste à construire des logiciels, voire à animer des équipes qui en construisent. Il vient dans la suite presque logique d'une formation initiale d'ingénieur, poursuivie jusqu'au doctorat parce que, à ce moment-là, je ne me sentais pas prêt pour le marché du travail. Presque dix ans d'un début de carrière classique, de responsabilités chaque fois un peu plus ambitieuses et de progression salariale. Presque dix ans de domestication d'un besoin angoissé de sécurité financière. Et autant de temps consacré à la recherche d'une occupation de mon temps de travail qui semble avoir un sens, à l'intérieur d'un cadre très restreint.
J'ai toujours travaillé pour des startups, des petites entreprises aux envies de changer le monde. Leur taille réduite me donnait l'espoir d'avoir un impact sur la tournure des événements. De me préserver de l'inertie et de la rigidité que je supposais aux structures plus grandes, aussi. Changer le monde, certes, mais encore faut-il le pousser dans une direction qui paraisse désirable. Mais en fait, « désirable », je l'ai abandonné assez vite, pour me satisfaire de « raisonnable ». Et l'écart entre les deux, je l'ai comblé en cherchant à l'intérieur de l'entreprise : où serais-je le plus utile ? Chaque fois, animer ou diriger une équipe m'a servi de réponse. Trouver le moyen que chacun se sente dans de bonnes conditions pour réaliser ce qui attendu de lui ou d'elle. Et esquiver un rôle hiérarchique qui impose trop évidemment ce qui, précisément, est attendu. Dans le dynamisme et les apparences de bonne humeur, une fois toute mon énergie mentale consacrée à poursuivre un objectif du moment toujours renouvelé, il me restait bien peu de ressources pour regarder autour de moi, former une opinion sur le cours des choses et ma contribution à celui-ci.
J'ai toujours eu l'impression diffuse que quelque chose sonnait faux. Un petit quelque chose au fond, comme une mauvaise conscience qui revient dès que l'agitation ambiante marque une pause, mais qu'il est facile d'ignorer ou de repousser à plus tard. C'est resté de l'ordre d'une curiosité de ma personnalité, qu'il m'arrivait de confier à un ami. Mais les années et les lectures, pourtant, ont nourri ce petit quelque chose. Il est devenu plus présent, plus difficile à ignorer. Le télétravail a créé les conditions de distance sociale qui ont gommé peu à peu les effets du groupe. Déménager loin des villes a rendu ma perception du monde un peu moins hors sol. Ça m'a permis aussi de réaliser qu'on peut se satisfaire de peu de choses, que la sécurité financière n'est pas aussi éloignée qu'elle le paraissait. Mais que « peu de choses », ça donne envie de prendre le temps de les vivre.
Longtemps, je me suis dit que prendre le temps pouvait être une activité à côté. Changer sans rien changer. Éventuellement, considérer un emploi à temps partiel. Pour finir par m'avouer que non, je ne pourrais pas essayer d'autres façons d'exister en continuant d'exister de la même façon qu'avant sur une partie de mon temps. Mon salariat en startup m'a donné des habitudes de pensées, un rapport au temps et à son usage, tout un cadre de référence et de comportements qui déborde bien au-delà de mon temps professionnel. Je sens qu'une partie de ma personnalité s'est mise en sourdine au fil des années, faute d'avoir trouvé l'espace de s'exprimer. Un espace non millimétré.
Un épisode de surmenage, bien que mineur de conséquences, m'a donné l'impulsion de prendre une distance psychologique avec mon quotidien au travail. Continuer à travailler honnêtement, mais en prenant garde à ne pas me laisser aspirer dans l'agitation ambiante. À partir de là, il s'est fallu peu de temps pour que le vide s'installe. Le vide de sens de ce à quoi mon travail contribuait. Je pouvais certes lui donner un sens tout à fait rationnel pour le développement de l'entreprise qui m'employait. Mais pas avec la marche du monde à laquelle j'avais envie de contribuer. Bien plus qu'avant, le décalage s'est fait pressant. Y mettre un terme est devenu presque une évidence.
J'ai la chance d'avoir pu interrompre mon salariat d'une façon qui, objectivement, me laisse du temps non contraint par l'impératif de trouver rapidement un autre moyen de subsistance. L'admettre et accepter d'infléchir la trajectoire pour en chercher une nouvelle n'est pas si évident, mais j'ai finalement résolu d'essayer, en acceptant de n'avoir aucune idée de là où ça pourrait me mener.
J'essaie ici de raconter ce à quoi ce chemin ressemble.