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Le temps millimétré

7 novembre 2023

Une horloge incrustée dans la tête, qui superpose sur toutes mes activités un irrepressible tic-tac. C'est l'une des raisons qui m'a poussé à explorer d'autres usages de mon temps. Mais elle s'avère terriblement bien ancrée.

Rentabiliser un temps qui toujours manquait, tel était l'impératif indépassable. Passe encore pendant la journée de travail. Après tout, une startup est en course perpétuelle pour sa survie. Il n'est pas surprenant que le quotidien qu'elle crée le reflète. Cela dit, le temps de pause que je m'octroyais n'en pâtissait pas moins, réduit qu'il se trouvait aux quelques minutes nécessaires à descendre une volée de marche, préparer un café ou un thé et remonter aussi sec le boire devant l'écran.

Ce qui a fini par me peser, c'est que ce mode de fonctionnement s'est immiscé dans mon monde en-dehors de l'écran. Je regardais les espaces de temps libres comme des opportunités d'avancer telle chose ou telle autre sur une liste sans cesse renouvelée de ce que j'aimerais ou devrais faire. L'entretien de la maison, l'aménagement d'un fragment du jardin, un passage au marché pour quelques provisions. Au fond, j'aurais pu prendre plaisir à chacune de ces activités. Mais l'horloge invisible leur donnait un aspect contraint. Je redoutais presque de rencontrer une tête connue au marché, de peur que la conversation s'engage et que le programme glisse d'une poignée de minutes. Les moments purement sociaux ou les réunions de famille se trouvaient passés dans ce filtre de lecture : le plaisir que nous y trouverions équilibrerait-il ce à quoi il nous faudrait renoncer pour participer au moment ?

Accueillir un enfant dans la famille, il y a un peu plus d'un an, a rendu plus péniblement visible cette façon d'exister. Consacrer du temps à un très jeune enfant est une fin en soi. On ne le fait pas dans un but efficace. Lui-même n'en a pas, il explore le monde à travers ses capacités qui s'affinent peu à peu. Ce temps avec lui est important pour moi. Il fait partie intégrante de la façon dont je me représente mon rôle de parent. Dans un quotidien déjà bien rempli, il fallait prioriser ces moments par rapports à d'autres. La conscience même du choix leur donnait une saveur de compromis. L'horloge rappelait toujours à moi le défilement de ce temps précieux, et toutes les activités productives auquelles il aurait pu être employé.

L'ironie de la situation réside dans le fait que mon emploi du temps observé de l'extérieur revêtait l'aspect d'un temps peu contraint par la nécessité. On y trouvait du temps en famille, des courses au marché deux fois par semaine, des temps de lecture réguliers… Mais c'était le fruit d'un travail de priorisation drastique dont mon quotidien professionnel avait fini par faire une seconde nature. Le décalage se révelait par la tenue à l'écart de toutes les activités qui ne sont pas productives d'une façon ou d'une autre. Sortir s'aérer l'esprit en ballade demandait un effort conscient et le dimensionnement de ladite ballade se réduisait à atteindre l'objectif : se rafraîchir les idées. Les seules randonnées que j'ai faites depuis mon installation à la campagne, il y a presque trois ans, ont eu lieu dans les parenthèses des visites familiales, seules à savoir suspendre cet ordre des choses. L'empêchement n'est pourtant pas logistique : je peux partir à pieds de chez moi. Même sort pour la musique. Je suis de ceux qui préfèrent l'écouter plutôt que l'avoir en toile de fond à une autre activité. Du coup, je n'en écoute plus. Certains jours de mauvaise nuit mériteraient une sieste pour redonner un caractère agréable à leur déroulement. L'effort était considérable pour me l'autoriser, tant il semblait préférable de ravaler l'humeur pesante pour accomplir un peu plus pendant ce précieux temps.

Tout cela pourrait demeurer un choix d'organisation, un moyen de tirer le meilleur parti du temps et d'en extraire le maximum de loisir. Je l'ai peut-être regardé de cette façon un jour, mais la perspective fait long feu. À la place, j'ai fini par regarder chaque jour comme une série de tâches, à l'exécution desquelles j'apportais l'enthousiasme d'un automate. Mes envies ne savaient conserver leur vigueur qu'à l'état de vagues aspirations. Le jour où le début de leur réalisation se trouvait priorisé, elle perdait leur nature d'envie pour devenir une contrainte présentée comme désirable.

Comment, alors, tenter d'imaginer d'autres possibles ? Il a fini par sembler que rien ne pouvait conserver son élan énergisant dans cette machine à rationaliser. L'holorge vidait la substance de tout. Une fois quitté mon dernier poste, il m'aura fallu presque un mois pour réaliser que je continuais d'appliquer à la lettre ce mode d'organisation, quand bien même quasiment aucune force extérieure ne venait contraindre l'emploi de mon temps. Il est aura fallu un second et une dose d'effort pour commencer à sortir quelques moments de ce cadre et retrouver le début de véritables envies.

Le travail continue.