J'ai déjà abordé comment la course à l'optimisation du temps avait fini par me donner des envies d'autre chose. Un autre déclencheur fut l'évolution de ma perception de ce à quoi mon travail contribuait, dit autrement : au sens que mon travail avait pour moi.
Pourtant, au moment de comparer les opportunités, il m'avait toujours semblé que la mission de l'entreprise à laquelle je contribuais était l'un de mes principaux critères de choix. Ma première aventure promettait d'aider les salariés des grandes entreprises à trouver des chemins de traverse dans leur carrière, pour changer de quotidien sans changer d'employeur. La seconde, elle, promettait de rendre simple la gestion proactive de sa santé, tant physique que mentale, face à un système de santé complexe à naviguer et focalisé sur le curatif. Déjà entre les deux, il semblait y avoir un progrès. Le deuxième épisode a été suffisamment long pour contenir deux volets, l'un axé sur la prise en charge financière des soins, l'autre sur la santé mentale.
Je savais en acceptant de m'y joindre que le second tenait de l'expérimentation. Pour l'entreprise qui m'employait, d'abord : c'était une nouvelle tentative d'étoffer son offre. Mais aussi pour moi. Il m'a toujours semblé que les outils numériques, dont j'ai fait profession, sont bien adaptés à automatiser des tâches simples et perçues comme peu gratifiantes pour des humains. En revanche, je ne les ai jamais trouvé très pertinents dès lors qu'un peu de sensibilité ou d'intelligence sont requis. Pourtant d'autres y croient. Et, en particulier, des personnes pour lesquelles j'avais une certaine admiration. Le projet semblait le bon endroit pour détricoter mon avis pessimiste : si une entreprise pouvait parvenir à construire une solution utile autour du prendre soin de son bien-être mental, c'était celle pour laquelle je travaillais. L'histoire a été périlleuse, mais elle a fini par amorcer un certain succès. Pour autant, elle m'a laissé un parfum d'échec, et ce pour deux raisons.
La première, c'est que le périmètre de la partie numérique s'est progressivement réduit, jusqu'à n'être plus qu'un moyen de mise en relation entre des clients et des thérapeutes. Il n'y a rien de mal à cela. Cependant, il a été difficile de ne pas y voir la confirmation de mon soupçon de départ. Le numérique s'est montré un outil adapté aux tâches logistiques, comme prendre un rendez-vous ou fournir le support à un visioconférence. En revanche, il s'est montré plutôt impropre à aider de manière autonome des gens à se sentir mieux. Il n'est pas impossible que nous nous y soyons mal pris. Mais ça, je ne le saurai jamais.
La deuxième raison derrière mon impression d'échec fut sans doute plus décisive. Ce sont les entreprises qui se sont le plus enthousiasmées par nos propositions, pas les utilisateurs finaux, c'est-à-dire leurs employés. Ma perspective sur le pourquoi est probablement partiale, mais je n'ai pas encore été capable de la réfuter. En un mot, ces entreprises souhaitaient externaliser le problème de la gestion du mal-être de leurs employés à un prestataire, ce qui leur permettait de prétendre être attentives à la condition desdits employés, sans avoir rien à faire que débourser une somme modeste chaque mois. L'un des éléments les plus marquants dans ce sens : la motivation du premier contact. Souvent, il s'agissait d'une gestion de crise, par exemple amortir l'impact émotionnel d'une restructuration. Parfois des événements plus personnels, comme le décès d'un employé.
Échec ne signifie pas qu'il s'agissait pour mon employeur d'une mauvaise décision que d'investir ce nouveau domaine. Au contraire, il s'est avéré y avoir une réelle demande et les perspectives de croissance associées. Le choix de poursuivre est très rationnel pour une entreprise à but lucratif. L'échec tient plutôt à mon ambition de contribuer à un projet socialement utile.
Difficile, en effet, de ne pas regarder la situation comme une opportunité entrepreneuriale créée par un mal-être dont découle les conditions de travail imposées par les entreprises clientes elles-mêmes, ou au moins par la relation au travail qui paraît dominer notre société aujourd'hui. Les sujets les plus fréquemment mentionnés lors de rencontres clients sont éclairants : la gestion du stress, du burnout et des conflits.
Il me semble que c'est un défi profondément social, auquel on tente d'apporter une réponse technologique. Créer un outil qui permette à chacun de supporter moins mal les conséquences d'une situation pénible, sans remettre en cause la situation elle-même, ni ce qui la crée. Une façon de repousser la responsabilité sur chacun, d'individualiser devant l'écran. Certains jours de cynisme, je me prenais à imaginer des scènes dans lesquelles un employé serait accusé de ne pas mettre toutes les chances de son côté pour gérer ses problèmes de travail, s'il refusait de suivre les exercices proposés dans l'application fournie par l'entreprise. Préserver le statu quo est probablement soit plus facile, soit plus désirable, qu'ouvrir le dialogue et construire d'autres conditions de travail. Dit autrement, de résoudre des problèmes humains par des moyens humains. Je n'avais pas envie de contribuer à ce monde individualisant.
Un temps, je me suis réfugié dans l'animation de l'équipe, comme une façon d'être moins exposé à cette perception de la réalité que nous étions en train de construire. Me focaliser à créer des conditions de travail agréables dans mon environnement immédiat m'a probablement permis de pousser plus loin l'observation et la lente accumulation de ma conviction. Je savais que consacrer mon énergie à ce sujet du bien-être mental en entreprise avait quelque chose d'une expérimentation et que cela comportait un certain danger de me mettre en face plus crûment qu'ailleurs de mes contradictions. Ça n'a pas manqué. Mais d'une certaine façon, si cet épisode-là a dépassé le seuil de ma tolérance, mes expériences précédentes pourraient se lire à travers un prisme similaire.