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Priorités théoriques et pratiques

23 novembre 2023

Il est des questions si évidentes qu'on ne parvient parfois même pas à se les formuler. Il ne nous vient pas à l'esprit qu'on puisse les poser. Ou c'est au moins mon cas. Par éducation, formation ou caractère, je m'en tiens souvent au cadre qui se manifeste spontanément et trace mon chemin à l'intérieur, en y cherchant la meilleure trajectoire possible. Une inclination de type « bon élève ». Une suite d'événements étalée sur plusieurs années a progressivement fait émerger l'une de ces questions absentes et créé l'envie de focaliser mon énergie à la recherche d'une réponse.

Pour le dire en peu de mots, le vide a fini par devenir criant qui sépare, d'un côté, ce que je listerais spontanément si on me demande ce qui est important pour moi et, de l'autre, le volume de temps qu'occupent les activités concrètes de mon emploi du temps. Il m'est devenu pesant de ne pouvoir consacrer qu'un temps extrêmement réduit à que ce qui me semblait le plus important.

En pratique, j'imagine que mes journées se peuplaient d'une manière similaire à celles de beaucoup d'autres membres de ma catégorie socio-professionnelle. Un emploi salarié figure en première place, tant par le volume de temps que par l'emprise mentale. La vie du noyau famille, ensuite. Accueillir un enfant a significativement augmenté la place de ce pan-là. On trouve après le travail domestique : l'entretien du logement, sa maintenance, les approvisionnements en tous genres, au rang desquels l'alimentation occupe une place particulière. Un semblant de vie sociale, ensuite, que ce qui précède réduit à guère plus que des visites familiales. Le reste, parfois appelé « loisir », se limite à de rares moments glanés ici et là. C'est dans cette case-là que je mets mes bribes d'assouvissement d'une curiosité pour le monde qui m'entoure et mes expérimentations d'une approche du domaine d'activité que je me suis choisi, l'informatique, qui me satisfaisse réellement.

Pendant presque dix ans, ce tableau m'a paru vaguement satisfaisant. En premier lieu parce qu'il ne me serait pas venu à l'esprit d'imaginer que je puisse le composer différemment. Mais aussi parce que devenir parent restait au stade d'une éventualité future et que la vie en ville réduisait le temps nécessaire au travail domestique, tout en le rendant de peu d'intérêt. À vie salariée presque constante, le reste se trouvait donc disposer de plus d'espace. D'autant que ladite vie salariée en était à ses débuts, dans lesquels je souhaitais trouver légitimité en faisant mes preuves. À ce moment-là, la progression professionnelle prenait des allures de fin en soi, presque indépendamment de ce à quoi je me trouvais contribuer.

Déménager plus proche de la campagne a donné sa première fissure à mon impression de satisfaction. Au moins par mon télé-travail salarié, je continuais de mener une existence urbaine. Mais un monde très différent s'offrait à moi en dehors de l'écran. Une proximité immédiate avec la nature, déjà, et toutes les opportunités non marchandes qu'elle offre, de la ballade à l'exploration, en passant par le jardinage. Une proximité immédiate d'exploitations agricoles, aussi, qui a donné un autre tour aux approvisionnements alimentaires. De marchandises indifférenciées, sinon par leur prix, ils ont pris un visage, la possibilité d'échanger sur les méthodes, les choix, les conditions de vie qu'ils permettent. Ce nouvel environnement a également été une ouverture à d'autres façons de vivre, loin de l'accumulation de biens matériels comme fin en soi. Vivre de peu est devenu un choix envisageable, comme moyen d'une forme de liberté différente, qui ne se résume pas à la liberté d'acheter n'importe quoi. Ça n'enlève rien au fait que certains doivent vivre de peu en dépit de tous les renoncements auxquels ils sont contraints, mais c'est un autre sujet.

Devenir parent a aussi contribué à fissurer le statu quo, ne serait-ce que par son impact sur mon emploi du temps. J'ai fait le choix en connaissance de cause, ou au moins du plus près que je pouvais l'imaginer. Il ne s'agit de voir dans la parentalité un poids horaire. Mais plutôt de l'envie d'offrir une disponibilité significative, tant en termes de temps que de disponibilité mentale. Cette envie de disponibilité mentale s'est heurtée à la réalité d'un temps contraint, occupé à une optimisation constante, qui regarde le futur au détriment de l'instant présent. Plus que le temps, la fissure est venue de l'envie d'offrir une autre version de moi à mon enfant.

En même temps que s'est comprimé le temps que je pouvais consacrer à mes curiosités, leur objet a glissé et elles sont devenues plus importantes à mes yeux. Je crois avoir toujours été curieux de la façon dont « le monde fonctionne ». Par proximité avec mon métier, le numérique a longtemps servi de point d'entrée. Par exemple, comprendre l'emprise des géants du secteur sur notre quotidien m'a longtemps fasciné. Le glissement s'est opéré vers la dégradation de notre environnement, les changements du climat et les changements sociaux des dernières années qui leur semblent en partie liés. De curiosité intellectuelle, l'envie de comprendre s'est mue en inquiétude au sujet de mon propre futur.

L'inquiétude a pris d'autant plus de place que j'ai pris une certaine distance vis-à-vis de ma vie salariée. La progression a cessé d'être une fin en soi. Il m'a semblé devenir plus honnête avec moi-même au sujet de la vision du monde à laquelle je contribuais. Sans doute le télétravail a-t-il agi comme un catalyseur, en me privant de la dynamique sociale qui fait une part de la vie d'entreprise et qui occulte au moins partiellement la finalité derrière l'effet de groupe. Avoir la nature à la fenêtre a également rendu plus tangibles les errances du climat. Pouvoir observer les effets du manque d'eau, les arbres mourir sous l'effet de la chaleur, un feu de forêt à la fenêtre, les champs anormalement en fleur à l'autome avancé. L'accumulation m'a marqué. Pour la première fois, il m'a semblé que la sécurité financière que me donnait mon salariat ne me donnerait peut-être pas de sécurité de subsistance à moyen terme.

Il a fini par me sembler absurde d'accorder si peu de temps à ce qui m'inquiétait vraiment et si peu d'espace mental pour imaginer des trajectoires plus enviables, au moins pour moi-même.