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Le travail, l'usure mentale et les loisirs

6 décembre 2023

C'est sans doute un problème de privilégié, l'usure mentale. J'ai la chance de ne pas exercer un métier qui use prématurément le corps. Sur le plan purement physique, travailler à un bureau n'a guère comme inconvénient que de nécessiter un peu d'attention pour ne pas tomber dans un déficit d'activité physique. Cela dit, il y a dans l'affaire une intensité qu'on ne soupçonne pas au premier regard. L'intensité de la tension mentale durant la journée.

Pour avoir essayé les deux, c'est d'autant plus vrai dans un cadre de télétravail. Suivre des conversations sur une messagerie instantannée, garder un œil sur la boîte de réception des emails, plus le cœur du travail, écrire des logiciels en ce qui me concerne. Tout cela nécessite de l'attention. Une attention continue que peu de choses viennent perturber, si ce n'est la discipline qu'on se donne à soi-même de prendre une pause de temps en temps.

Surtout au début, c'est facile de ne pas le voir, ou de ne pas le sentir. L'enthousiasme initial donne de l'énergie à revendre, pour trouver sa place dans un nouvel environnement. Le monde des startups dans lequel j'ai travaillé jusqu'à présent donne un environnement changeant, au gré des changements de cap. Chaque fois, il semble que ce soit pour le mieux, et ça donne l'énergie d'apporter sa pierre à l'édifice de l'accompagnement du changement. Au fond, il n'y a rien que de très normal à cela. Mais cette intensité est permanente. L'intensité de base du quotidien, qui est déjà un peu plus que confortable, à laquelle s'ajoute l'incrément de tout ce qui n'est pas prévu, des petits et grands accrocs du moment, dont le flot est ininterrompu.

La discipline, la méthode, l'organisation, autant d'outils pour rester à flot et garder le contrôle de la situation. C'est même possible d'y parvenir, tout en bornant les journées de travail à une plage horaire pas trop excessive. Mais peu à peu, chaque jour devient un combat : pour garder un œil sur tout ce qui change, pour garder tout en ordre, au moins dans sa tête, pour avancer néanmoins sur les objectifs qu'on s'est fixés. C'est peut-être ça qui amène l'usure, d'ailleurs. L'impression d'un combat chaque jour recommencé.

Peu à peu s'est installé chez moi une impression d'usure. Ce n'était même pas le manque de temps qui m'empêchait de faire des choses dont, rationnellement, je savais avoir eu envie. Simplement le manque d'énergie. Toutes ces choses que je projetais dans ma tête pour le prochain moment que j'aurais de libre, une lecture, une petite réparation, une exploration quelconque. Le moment libre venu, il ne restait rien de l'énergie que me donnait la projection, le matin même ou plus tôt dans la semaine.

Prendre plaisir à nourrir une vie sociale qui ne soit pas numérique, rejoindre une association qui me permette de partager mes centres d'intérêt auquels le travail salarié ne donne pas de place. Tout cela est devenu une espèce de désir frustré : la sensation d'un manque sans l'énergie pour trouver les moyens de le combler. L'illustration la plus symptomatique de cet état est probablement les situations totalement hors contraintes. Ces rares moments où j'avais un bloc de temps significatif, disons une demie journée, et aucune contrainte qui vienne en diriger l'emploi. Là, je me trouvais indécis, sans envie. Pour ne pas trop me l'avouer, je finissais souvent par suivre le souvenir d'une envie récente, en me disant que je retrouverais l'enthousiasme en m'y mettant pour de bon. Mais ce n'est pas une approche très satisfaisante, tant il est difficile de ne pas lui trouver un parfum forcé, comme une perte de sens.

J'ai quitté mon activité salariée il y a quelques mois, mais il m'a fallu de nombres semaines, après, pour retrouver le début d'envies. Longtemps, je me suis trouvé à occuper mon temps de la liste des projets et envies dont j'avais rationnellement le souvenir, comme avant. Certes, ce n'était pas sans y prendre un certain plaisir, mais l'impulsion initiale restait rationnelle. Aujourd'hui, j'ai de nouveau l'impression que l'usage de mon temps est guidé par mes envies, et un peu de priorisation, faute de trop d'envies. Mais au moins, il semble y avoir quelque chose de spontanné. J'ai toujours une réponse à la question : de quoi ai-je envie, là tout de suite ? Et j'ai souvent les moyens de la réaliser.

Je me suis souvent trouvé agacé par les gens de mon entourage qui consacre leur temps libre à des activités qui me paraissent futiles, comme jouer à des jeux simplistes sur un téléphone ou regarder des séries télévisées. Maintenant, il me semble pouvoir comprendre une envie de s'évader, trouver enfin un espace d'apaisement de la suractivité mentale qui caractérise leur quotidien. Trop usés pour avoir envie d'autre chose.