← retour

L'argent, ou la peur de manquer

14 décembre 2023

La perspective d'interrompre le rythme du travail pour un temps indéterminé était pour moi à la fois une envie profonde et la source de nombreuses peurs, au premier rang desquelles la perte de l'insouciance matérielle que donne une rémunération régulière et confortable. Rationnellement, je sais que je suis dans une situation privilégiée. La fin de mon dernier emploi s'est faite de manière à ce que je puisse bénéficier du chômage, et il me reste quelques économies dont, rationnellement, je sais qu'elles me permettront de parer aux imprévus. Pourtant, même dans ces conditions, l'argent est resté longtemps un problème dans ma tête, une source d'angoisse qui ressurgit encore aujourd'hui, de temps en temps.

Il y a quelques choses de profondément sécurisant à l'idée de recevoir chaque mois une somme suffisante pour couvrir les dépenses du mois à venir et garder un excédent qui permette de ne pas trop se poser de questions si le besoin ou l'envie vient de dépenser un peu plus. On prend confiance dans le fait que ces excédents s'ajoutent de mois en mois, ce qui apaise d'autant plus la perspective de dépenses importantes qui nécessitent de piocher dedans, de temps à autres.

Quitter mon emploi salarié m'a donné l'impression que tout cela prenait fin. D'autant plus que les règles de calcul de Pôle Emploi ont donné un résultat bien inférieur à mes attentes, sans toutefois constituer un réel danger de subsistance. La transition a mis en lumière la façon dont les choix qu'on fait en période de confort peuvent créer une impression d'emprisonnement, lorsque la situation change. L'exemple le plus notable : un prêt bancaire et le montant de ses mensualités. Son poids sur le budget familial a doublé du jour au lendemain, en proportion. Un autre exemple : les enfants. Il m'est encore difficile de ne pas voir un changement de cap comme le sacrifice de certaines possibilités que nous pourrons offrir à notre fils à l'avenir.

Le besoin d'accumuler pour garantir quelque chose, un avenir, une sécurité, autre chose, s'est avéré bien plus profondément ancré que je le pensais, alors même que l'un des points de départ de la démarche était que mes revenus semblaient excessifs pour mes besoins et que je préférais en sacrifier une partie pour avoir davantage de temps et d'espace mental.

Soit dit en passant, un grand facteur de perte de confiance dans la solidité de mon budget, c'est la presse. Son déversement d'anxiété, que ce soit sur le contexte économique inflationiste, les conséquences des bouleversements environnementaux, ou l'actualité sociale, ne cesse de ranimer la crainte pour le futur et, en ce qui me concerne, la tentation d'un repli sur soi par l'accumulation de biens destinés à se protéger.

Dans ce contexte de budget limité et d'anxiété pour l'assumer, le premier réflexe a été de réduire les dépenses pour retrouver, à plus petite échelle, un excédent mensuel. Je ne crois pas être d'un naturel dépensier, ce qui limitait les gains évidents de type gaspillage. Il y a également certains choix que je ne suis pas prêt à remettre en cause, notamment autour de l'alimentation : privilégier les denrées non transformées, issues de circuits courts et permettants à leurs producteurs de vivre décemment. Ce cadre-là, et davantage de temps, nous a donné l'impulsion de questionner nos habitudes et d'essayer de nouvelles choses. Commencer à cultiver quelques plantes dans notre jardin. Découvrir comment préparer ce que nous délaissions jusqu'à présent, par exemple la plupart des fanes de légumes. Consommer moins de viande et trouver comment valoriser des morceaux moins nobles. Faire nous-mêmes plutôt qu'acheter. Hors nourriture, il s'est trouvé aussi des opportunités, par exemple entretenir plus soigneusement les équipements électriques de la maison pour qu'ils consomment moins, notamment le chauffage et la ventilation. La seconde main, enfin, s'est avérée une belle découverte, que ce soit pour les livres, les vêtements ou les affaires d'enfant.

Au-delà de l'aspect purement financier, ces essais ont été l'occasion de réfléchir à nos consommations et d'en interroger l'impact par rapport au bénéfice que nous en tirons. Les vêtements des jeunes enfants, portés quelques mois avant d'être trop petits, sont un cas emblématique. Les acheter neufs encourage une mise au rebut anticipé et une surproduction, alors que la plupart des vêtements déjà utilisés sont encore en très bon état.

Mais malgré tous ces changements de façon de vivre, l'angoisse d'une tension financière reste. Il y a probablement deux raisons : la nature fondamentalement irrationnelle de cette angoisse et l'habitude de l'insouciance. Je n'avais jamais fait le compte des dépenses du foyer. Difficile alors de savoir d'où on part et où on arrive. Faire un budget prévisionnel a été d'une certaine aide. Consolider toutes nos dépenses sur l'année écoulée, projeter une moyenne sur les mois à venir a permis de me démontrer à moi-mêmes que nous nous en sortirions. Ce qui nous ramène à l'autre raison de l'angoisse : sa nature irrationnelle.

C'est une impression étrange que de se trouver pris en contradiction avec soi-même : d'un côté aspirer à plus de sobriété et de l'autre s'observer si fortement ancré dans la logique d'accumulation. Je finis par croire qu'il faut se laisser le temps de déconstruire à l'intérieur de soi-même ce conditionnement d'accumulation. Le temps d'expérimenter concrètement que mon monde ne s'effondre pas et de pouvoir observer les opportunités qui s'ouvrent en retour.

Dans l'intérim, je m'efforce d'éviter de tomber dans une spirale vers le bas, qui se met à l'affût de la moindre dépense qui ne soit pas totalement nécessaire, qui cherche à tout rétrécir jusqu'à l'asphyxie. Une telle spirale mènerait nécessairement à un renfermement sur soi-même, ne plus rien oser faire avec personne et, au final, mettre en péril le projet de vouloir faire autrement, faute de se mettre en contact d'opportunités. Au fond, il y a toujours possibilité de faire machine arrière, de retrouver un emploi salarié et la sécurité qu'il apporte. Ce ne sont pas quelques mois de parenthèses qui vont profondément changer la donne.