J'ai toujours été un bon élève. Pas forcément par les résultats, mais au moins par l'attitude. Cette faculté qu'on développe pour percevoir ce qui attendu de nous et pour trouver plaisir à s'y conformer. D'aussi loin que je me souvienne, cet impératif a rythmé mon existence : avec mes parents — même si leur perception est probablement différente —, à l'école, au travail et, d'une certaine façon, à la maison. Décrocher la validation d'autrui, la médaille du bon comportement, est devenu une fin en soi. Des bonnes notes. Des promotions régulières. Mille variations du même thème. Le tout, avec un certain succès puisque, de l'extérieur, tout semble se passer pour le mieux.
Pourtant, il m'a fallu admettre que quelque chose sonnait faux. De plus en plus faux même, jusqu'à ce que l'envie d'autre chose devienne pressante. C'est le début du voyage que je raconte ici. Mais donner suite à cette envie soulevait un point critique pour moi : qu'en penseraient ceux qui m'entourent et dont il faudrait accepter le regard ?
La question a longtemps fait barrage à la réalisation de l'envie. D'abord, vis-à-vis de mon employeur et de mes collègues. Quelle histoire raconter, qui ne soit pas empreinte de négativité et de condamnation, qui soit susceptible de susciter la compréhension ? Au-delà de la nécessité logistique — se quitter en de bons termes —, formuler cette histoire m'a permis de mieux comprendre mes frustrations et mes envies. Puisqu'il s'agissait de partir pour essayer autre chose, la question du « pour construire quoi ? » nécessitait un réponse plus solide qu'un simple rejet de ma situation d'alors.
Et j'ai été surpris du résultat, lorsque j'ai partagé l'état de mes réflexions et mes embryons de projets, au bureau. Au-delà de la compréhension, ce sont plutôt des encouragements que j'ai reçus, plutôt que le mépris qu'une partie de moi redoutait. Surpris aussi de ce qu'un certain nombre de mes collègues ont partagé en retour des envies similaires, auxquelles ils n'ont pas encore trouvé le moyen de donner suite. Je m'en suis senti moins seul.
Cela dit, l'encouragement n'a pas été sans effet de bord, puisqu'il s'est accompagné d'une sorte de pression auto-infligée de tirer quelque chose de constructif de cet élan, ne pas le décevoir. Une sorte d'impératif de rentabilité de la démarche, dont j'ai eu de la peine à me défaire. Ce qui a largement contribué à le laisser derrière, c'est mon départ de l'entreprise, qui s'est soldé par un arrêt quasi-complet des relations avec mes anciens collègues. Plus de regards, plus de problème.
En contraste, ma conscience a eu bien des peines, dont je ne suis toujours pas venu à bout, avec un autre groupe de gens : ma famille. Le même évitement finira par être impossible. Que penseront-ils, lorsqu'ils apprendront que j'interromps cette lancée qui les rassurait sur mon futur ? Au-delà de cette question, ils ne manqueront pas de prendre régulièrement des nouvelles et de s'enquérir de mes « avancées ». De quoi alimenter l'impératif de rentabilité de la démarche dont il était question plus haut et dont je sais, pour l'avoir vécue quelques années en arrière, qu'elle est tout à fait paralysante. Au fond, le véritable enjeu du chemin est de se défaire d'une partie des conditionnements qui poussent la majeure partie d'entre nous — ou au moins moi — sur les rails convenus d'un salariat abrutissant.
Pour le moment, j'ai choisi l'évitement. Même après quelques mois, très peu de personnes connaissent mon choix. Peut-être à cause du télétravail, la situation s'avère plutôt facile à maintenir, en répondant évasivement aux questions sur mon travail. Au début, je ne pouvais m'empêcher d'en éprouver une certaine honte, qui s'est évanouie à mesure qu'un nouveau rythme s'est dessiné. Une normalisation. Pourtant, je ne sais que trop bien qu'il faudra bientôt raccrocher les wagons de la réalité. À moyen terme, l'omission est trop grosse pour ne pas causer une mise à distance, un repli sur soi. Et c'est tout le contraire qu'il faut poursuivre : l'ouverture.
Peut-être le bon moment sera-t-il celui où je serai prêt à assumer de répondre « je n'en cherche pas » à la question : as-tu trouvé un nouveau travail ?