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Les rails productivistes

8 janvier 2024

Voilà quelques semaines que mon salariat s'est terminé. Enfin le moment de décharger toute la frustration accumulée de n'avoir pas assez de temps pour faire tout un tas de choses. Mais cet état d'esprit s'avère contenir un revers de médaille que je n'aurais pas soupçonné, et qui ressemble d'assez près à une continuité.

Elle est tenace, l'adhésion à l'impératif de maximiser la productivité de son temps. Ce n'est que maintenant que je remarque que c'est devenu un réflexe, un conditionnement. Une journée où je ne peux pas conclure que ceci ou cela a fait un joli progrès paraît une journée gâchée. Une journée honteuse, presque. Après avoir terminé les travaux du garage, il faudra refaire le plateau de la table, puis ce sera le bon moment pour commencer l'aménagement du jardin… Le programme de travail est infini. Et chacun de ses éléments contient, exprimé ou non, un « il faut ».

Il faut, parce que le manque de temps a été l'excuse pour remettre à plus tard jusqu'à présent. Il faut, parce que ça a été l'envie à un moment et que j'ai désormais du temps pour lui donner libre court. Il faut, parce que sinon, quelle justification puis-je donner au choix d'avoir cessé d'accomplir un travail salarié. La faculté de voir l'infinité de tout ce qui pourrait être fait et courir après dans l'espoir de finir par la rattraper est devenue profondément ancrée. À tel point que c'est devenu une raison de vivre.

C'est peut-être une distortion confortable de la réalité, mais j'en suis venu à regarder tout cela comme une forme de travail. Non rémunéré, certes. Dont je tire un certain plaisir, la plupart du temps, certes. Qui ne m'est pas imposé par la contrainte, certes. Mais un travail tout de même, qui contribue à l'adaptation de mon cadre de vie. Pour beaucoup de ces choses, certains en font leur métier, qu'ils exercent contre de l'argent. J'ai choisi de les réaliser moi-même, en échange de temps pendant lequel je n'accumule pas l'argent qui me permettrait de les faire faire par quelqu'un d'autre.

Mais voilà le revers insoupçonné que j'évoquais plus haut : bien que rien ne contraigne l'emploi de mon temps, au moins pour quelques semaines ou quelques mois, je poursuis volontairement un rythme fondé sur une forme de travail et poussé par une forme de « toujours plus ». Je continue de suivre les rails productivistes sur lesquels ces dernières années m'ont mis. C'est étonnant d'observer à quel point l'élan se poursuit naturellement.

Immanquablement, certains jours s'avèrent moins productifs que les autres. Et chaque fois, j'en tire une frustration certaine. Si je tente de prendre un peu de distance, je crois que ce qui domine dans cette frustration, c'est un sentiment d'illégitimité, une impression d'avoir volé du temps, d'avoir usé à mauvais escient de ce temps privilégié que je me suis vu accordé. Cette espèce de honte de ne pas travailler, d'une façon ou d'une autre, semble alimentée, insensiblement, par une myriade de détails du quotidien. La formulation des communications de Pôle Emploi. Le souvenir des questions familiales du type « mais à quoi occupes-tu tes journées ? » adressée à une personne proche qui s'est trouvée dans la même situation un peu plus tôt. La question facile qui s'insère presque inévitablement dans une conversation avec un ou une inconnue : qu'est-ce que tu fais dans la vie ? L'ancrage, en somme, du fait que nous vivons pour travailler et le rappel à cet impératif dès lors qu'on fait mine de faire un pas de côté, ne serait-ce que temporairement.

Pourtant, il n'est déjà pas simple d'assumer le faire face à soi-même, ce pas de côté. Alors les irruptions extérieures, les confrontations au monde normal — devrait-on dire normé ? — alimentent facilement un sentiment d'illégitimité à vouloir me poser quelques temps et interroger la direction que je m'étais choisie jusqu'à présent et dont je suis bien obligé d'admettre qu'elle ne me satisfait pas. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi de garder pour moi cette bifurcation pour le moment : me préserver un peu de l'extérieur, lorsque l'intérieur s'avère déjà bien en chantier.

Ironique de se constater, malgré les intentions d'explorer d'autres voies, pris sur les rails d'un productivisme, de s'apercevoir commettre l'étrange inversion : vivre pour travailler, plutôt que travailler pour vivre. Courir toujours après quelque chose, mais quoi cette fois ?