Notes de lecture du livre d'Evgeny Morozov. FYP éditions, 2014.
Comme pour les dernières notes de lecture, je n'essaie pas de faire un résumé complet. L'objectif est d'extraire les idées que j'ai trouvées intéressantes et qui m'ont fait reconsidérer mes points de vue.
Globalement, Evgeny Morozov propose une lecture critique de la foi de notre société dans le progrès technique, et en particulier celui qui s'incarne à travers les technologies numériques. Son analyse recourt à deux concepts : le solutionnisme et le webcentrisme. Le premier capture l'idée selon laquelle la technologie peut rendre plus efficace tous les aspects de notre vie et résoudre tous les problèmes auxquels nos sociétés sont confortées. Le second, lui, capture l'idée qu'internet est une entité structurante de nos sociétés, douée d'une volontée propre à laquelle il faudrait se conformer et adapter nos institutions, plutôt qu'espérer réguler, voire s'opposer à son développement.
L'auteur rejette l'idée qu'internet est un tout homogène, une entité qui se prête à ce qu'on soit pour ou contre elle. Pour lui, cette vision appauvrit tout espoir de débat, à la fois par le caractère religieux qu'elle lui donne et par le contour excessivement flou de la notion d'internet. Internet est plutôt un ensemble de projets aux objectifs très divers. Facebook n'est pas tant un élément d'internet que l'incarnation d'une certaine vision du monde portée par son équipe dirigeante. Et Wikipedia n'est pas la quintessence de l'esprit d'internet, dont il faudrait reproduire partout l'approche.
De la même façon, l'avènement d'internet est souvent présenté comme un événement extraordinaire qui redéfinit les règles qui nous permettent de juger le monde : une révolution qui justifie de considérer comme obsolètes les cadres d'analyse existants et les institutions sur lesquelles reposent notre vie en société. En ceci, il serait comparable à l'imprimerie. Pour Evgeny Morozov, ce penchant supprime lui aussi tout débat autour d'internet et de l'impact que nous souhaitons le laisser avoir. L'auteur montre comment les transitions technologiques majeures de l'histoire, comme le développement de l'imprimerie ou le déploiement de l'électricité, ont été l'objet de débats et qu'elles ont suivi un processus d'appropriation et de construction. Internet n'est pas différent. C'est bien plus un produit des valeurs de nos sociétés que leur source. Les impératifs de transparence, d'efficacité et de quantification qu'il revendique ont tous des origines antérieures à internet. Internet n'est qu'un formidable moyen de les développer, jusqu'à les présenter comme des fins en soi. Pourtant, en observant de plus près les problèmes que les technologies numériques prétendent résoudre, la réalité s'avère plus nuancée qu'elles le présupposent.
Pour l'auteur, le bienfondé d'une recherche de la transparence et de l'authenticité n'est pas aussi évident que ce que Facebook, ou les partisans d'un gouvernement plus observable peuvent prétendre. Notre comportement change, lorsque nous nous savons observés. Nous avons tous tendance à nous soucier davantage du regard des qui sera porté sur nos propos que de nos propres convictions. De la même manière, nous avons probablement tous recours à l'hypocrisie pour fluidifier nos relations sociales. Beaucoup de relations ne pourraient pas perdurer si chaque partie avait accès à toutes les pensées de l'autre. Prôner la transparence comme un bienfait évident ignore ces réalités.
La quête de l'efficacité, elle aussi, peut s'avérer contre-productive. Le fonctionnement de nos institutions démocratiques reposent sur le débat et le compromis, qui permettent à plusieurs points de vue de trouver un terrain d'entente. Au nom de l'efficacité, la technocratie réduit ce processus à un problème d'optimisation — trouver la meilleure solution —, qui devient le domaine d'experts. Cette réduction contient pourtant un choix idéologique non débattu : qui décide de ce qui est meilleur ? La démarche repose souvent sur une quantification qui simplifie la réalité en un ensemble de nombres. Mais ces nombres ne sont pas neutres, ils capturent une vision du monde qui en exclut d'autres. S'obstiner à les optimiser écarte ce que l'auteur nomme l'imagination narrative, c'est-à-dire une pensée plus large sur le système qui rend possible les mesures sur lesquelles on se base. Par exemple, se féliciter d'une plus grande proportion de déchets recyclés élude la question de savoir pourquoi on produit autant de déchets.
Un autre volet de la recherche d'efficacité est la suppression des intermédiaires. Au-delà du fait que remplacer le bibliothécaire par Google ne fait que remplacer un intermédiaire par d'autres, l'auteur fait une remarque intéressante au sujet des critiques professionnels qu'on remplace par un nombre d'étoiles donné par tout un chacun, que ce soit pour les restaurants ou la musique. Pour lui, c'est omettre le rôle éducatif du critique. La valeur des classiques littéraires ne tient pas au fait que tout le monde adore les lire.
Evgeny Morozov s'attarde aussi sur les mécanismes qui permettent de pousser chacun de nous à effectuer des actions désirables à l'échelle de la société. La technologie offre aujourd'hui deux approches. La première consiste à mettre les individus dans des situations qui empêchent la désobéissance. Par exemple en utilisant des portiques haut pour empêcher l'accès au métro sans ticket. La seconde repose sur la ludification, qui transforme en jeu les actions désirables, par exemple en décernant des badges virtuels aux citadins sédentaires qui font un certain nombre de pas dans leur journée.
Pour l'auteur, les deux conduise à un appauvrissement moral, en séparant l'action des raisons qui la motive. En se laissant guider par les incitations, on perd l'occasion de se demander pourquoi les comportements qu'elles poussent sont désirables et, éventuellement, de le remettre en cause. Dans un monde technologique, il n'y aurait pas de Rosa Parks. Il est impossible de s'asseoir au mauvais endroit. Mais dès que les incitations, ludiques ou contraignantes, disparaissent, on risque fort de voir disparaître aussi les comportements qu'elles poussaient. À la place des ressorts psychologiques qui poussent vers des solutions simplistes, Evgeny Morozov appelle à une approche plus philosophique de la technologie, qui aide chacun à comprendre la perspective systémique, plutôt que de lui éviter de réfléchir.
C'est un ouvrage touffu, à la fois par l'ensemble des idées qu'il explore et par la façon dont elles s'enchevêtrent par endroits. Il est possible que la traduction n'aide pas toujours à démêler les nuances de la pensée de l'auteur. Elle n'en ouvre pas moins de nombreuses pistes de réflexion, tout en offrant quelques outils pour appréhender la complexité du monde, au-delà des présentations simplistes.