Il semble que nous vivons dans un monde de spécialistes. Chacun doit se choisir une activité unique et y consacrer le meilleur de son énergie. Le reste se consume entre nécessités domestiques, vie sociale et un peu de loisir. Ou peut-être n'est-ce que mon cas et celui des quelques personnes qui m'entourent, un trait socio-professionnel.
Toujours est-il que cette activité principale a pour but de générer suffisamment de revenus pour pouvoir acquérir ce qu'elle ne laisse pas le temps de faire. Certes, la spécialisation a des avantages : elle permet de concentrer les efforts et de parvenir à des résultats impossibles à atteindre par des initiatives éparses et dilettantes. Les infrastructures à grande échelle, telles que la distribution de l'eau et de l'électricité, les automobiles, les outils numériques, les matériaux de construction, et bien d'autres choses encore sont le fruit d'un travail coordonné et technique. Il paraît raisonnable que certains d'entre nous s'y dédient pour que d'autres puissent se reposer dessus sans trop se poser de questions.
On pourrait argumenter qu'un excès de spécialisation peut s'avérer contre-productif, lorsque l'horizon des spécialistes se rétrécit jusqu'à se limiter à leur spécialité, et que celle-ci devient une fin en soi. On améliore alors pour la beauté du geste, pour repousser les limites, sans trop se soucier de si cette contribution répond à un réel besoin de la société. On pourra penser à la myriade d'applications qui numérisent un aspect de notre vie, sans qu'on sache trop ce qu'on gagne dans le processus, si ce n'est la réassurance de suivre la vague de numérisation déjà en cours. On pourra aussi penser à la 5G ou à la foule des perfectionnements automobiles. Ces améliorations viennent systématiquement au prix d'incréments de complexité qui éloignent toujours plus le curieux de la possibilité de se former une opinion éclairée et, qui sait, participer à un éventuel débat.
Mais c'est plutôt l'envers du décor dont j'aimerais parler cette fois-ci : de la condition du spécialiste. J'en étais un : mon dernier salariat s'occupait de construction de logiciels. Entre d'autres causes, l'exercer à plein temps a fini par ôter tout le sens que je trouvais à l'activité. Certes, il y demeurait une certaine satisfaction lors de la livraison de nouvelles fonctionalités. L'activité de construction elle-même demeurait intéressante. Mais il y avait surtout la sensation grandissante que l'existence ne peut se réduire à la production de nouveaux écrans d'application pour téléphone. Ne pas avoir le temps d'explorer d'autres choses dont je suis curieux était devenu une frustration importante. Et l'une des causes de mon départ pour explorer d'autres horizons.
Ces derniers mois, plusieurs conversations ont alimenté cette idée de perte de sens induite par la spécialisation. Il était ainsi question de la peine que peut avoir un éleveur à être privé par la règlementation de la possibilité d'abattre lui-même ses animaux le moment venu, de l'impression de trahison qu'il peut y avoir à réduire leur fin de vie à l'expérience stressante de l'abattoir. Une autre occasion évoquait les troubles musculo-squelettiques dont finit par souffrir le personnel desdits abattoirs, du fait de la répétition quotidienne des mêmes gestes. On mentionnait aussi le poids moral que l'activité représente à plein temps. Si la spécialisation augmente probablement l'efficacité, elle semble le faire au détriment de la satisfaction des principales parties impliquées.
Lorsque j'ai quitté mon dernier salariat, une foule d'envies d'explorer se bousculaient dans ma tête. Certaines paraissaient pouvoir contenir une piste de devenir professionnel. Par exemple, concevoir et fabriquer des meubles en bois, ou cultiver des légumes en suivant les pratiques des jardins-forêts. Pouvoir y consacrer du temps non contraint, ces derniers mois, m'a fait reconsidérer ces idées. Mon intérêt perdure et je pense qu'il peut être durable. Mais je ne suis pas du tout sûr que j'aimerais faire d'aucune d'entre elles une activité à plein temps, exercée contre rémunération. Cultiver mes propres légumes, pourquoi pas au sein d'un groupe de quartier, avec plaisir. Devenir maraîcher et consacrer ma vie à nourrir les autres, probablement pas : je sais déjà que je finirai par ressentir un manque similaire à celui qui m'a fait quitter ma dernière activité. Idem pour la menuiserie. Dans le même temps, il me semble y avoir quelque chose d'absurde à devoir me résigner à acheter mes meubles, alors que je prendrais un réel plaisir à les fabriquer moi-même, sans compter que j'en serais plus durablement satisfait.
Mettre fin à mon contrat de travail n'était pas non plus faire le constat que mon métier avait fini par me lasser. Je m'observe encore aujourd'hui prendre plaisir à écrire des logiciels dans mon temps libre. Le monde numérique continue d'entretenir chez moi une certaine forme de curiosité. Mais les conditions de son exercice telles que je les ai connues jusqu'à présent ont fini par réduire mon monde de façon insupportable, tant par le temps que j'y consacrais que par l'emprise mentale que l'activité générait.
L'air du temps, surtout dans les villes, semble être à l'augmentation de la spécialisation. On travaille beaucoup. On a recours à une femme de ménage, à la livraison de repas, etc, pour s'affranchir d'activités présentées comme sans valeur, de façon à pouvoir maximiser le temps de loisir qui permet de digérer l'effort de travail. Je crois que j'aspire à composer mes journées de façon plus équilibrée. Il s'y allierait activités domestiques et manuelles et d'autres plus intellectuelles. Certaines viseraient directement ma subsistance, comme la culture de légumes, alors que d'autres seraient tournées vers l'extérieur, peut-être numérique. Ce n'est certes pas le chemin qu'encouragent les promesses de réussite sociale, mais je crois qu'il me donnerait une plus grande satisfaction.
En cette époque de bouleversements et de transition écologique, cultiver une certaine simplicité et une diversité de compétences semble plus indiqué que de poursuivre sur les rails du schéma qui nous a conduit là.