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En quête de joie

5 mars 2024

Est-ce que ce sont les lunettes avec lesquelles nous regardons le monde qui le rendent si morose ? C'est en guise de conclusion à une série de notes de lecture que je voulais écrire sur la joie. Devaient se croiser Evgeny Morozov, Naomi Klein, mais aussi Edward Herman & Noam Chomsky et leur Fabriquer un consentement, David Graeber & David Wengrow et leur Dawn of Everything. Peut-être quelques autres, aussi. Tant pis. Il manquera quelques exemples marquants, mais l'idée sera là : ce qui manque peut-être le plus à une existence meilleure, c'est peut-être ce dont on ne parle jamais. La joie.

Ce n'est peut-être que moi, mais la façon dont je me sens est très liée à la manière dont je perçois le monde qui m'entoure. « Le monde », c'est un vaste mot. Si j'essaie de le décomposer, on pourrait y trouver ce qui suit. D'abord, les interactions avec mon entourage immédiat. Ensuite, il y a ce à quoi je consacre mon énergie — disons : mon travail — et ma perception de ce à quoi il contribue, Après, on trouve la vague conscience de ce qui se produit autour de moi, dont les médias donnent un aperçu. Et enfin, ma compréhension parcellaire de la société globalisée dont je fais partie, cultivée notamment à travers les livres. Et les derniers de cette liste influent de manière substantielle sur les premiers, en façonnant mes opinions, mes croyances et mes valeurs. Regardons-les sous le prisme de la joie de vivre et de la légèreté d'exister.

La joie, c'est l'un des principaux abonnés absents de la fenêtre sur le monde que donnent à contempler les médias. S'ils sont dominants, il s'y peint un paysage morose et angoissant, un monde en perpétuellement en crise depuis plus une décénie, sinon deux. Un monde où ne se produisent que entre guerres, catastrophes et scandales. S'ils sont contestaires, il s'y trouve mille et une raisons de colère et d'indignation. Un monde où le peu que les premiers laissaient entrevoir comme digne de foi prend l'apparence d'une vaste tromperie.

Les livres ne nous aident pas davantage, surtout ceux qui partagent un point de vue circonstancié, qui aident à se former une opinion sur tel ou tel fragment de notre société, son histoire ou son environnement. On y découvre souvent un ensemble des forces à l'œuvre contre ce qui semblerait être une société et un avenir souhaitables, que ce soit sur le plan de la préservation de notre environnement, d'une justice sociale ou d'une paix entre les peuples. À force de vouloir comprendre, on finit par ne plus savoir où donner de la tête, au milieu de tous les fronts qui paraissent mériter d'être défendus.

En-dehors de ces moments d'investigation dont, malgré tout, nous choisissons l'emploi, le quotidien professionnel semble voué à la recherche d'une efficacité jamais satisfaisante, à une réduction du sens à une série de nombres souvent décevants, à un processus d'optimisation dont on finit par oublier ce qu'il poursuit vraiment.

Et le temps que tout cela nous laisse, enfin, nécessite une organisation rigoureuse pour faire rentrer tout ce qui compose concrètement la vie de tous les jours.

Il est évidemment facile de grossir le trait et de noircir le bilan. Mais il demeure que tout semble vouloir nous pousser à regarder notre existence, et tout ce que notre quotidien renferme, avec beaucoup de sérieux et, au mieux, une pointe de tristesse et de résignation. Entre l'impression d'un tragique macroscopique et l'impératif de gestion minutieuse de ce qui reste à notre portée, la vie n'est pas chose à prendre à la légère. Facile, dans ces conditions, de s'imaginer finir éco-anxieux, déprimé, voire dépressif. Possible, encore, de vouloir s'opposer à ceci ou à cela, de s'engager dans celles des luttes qui nous touchent le plus près.

Pour sûr, l'engagement donne une forme de sens, de satisfaction. Sans doute, donne-t-il des parcelles de joie lorsqu'une action trouve la voie du succès. Peut-être, mais jusqu'à quand ? Ou peut-être cette joie-là a-t-elle le parfum revenchard de : cette fois-là, c'est nous qui avons gagné. Mais est-ce que lutter contre un monde dont tant de pans nous indignent, lorsqu'on le regarde à un niveau suffisamment macroscopique — bien souvent, ça commence au niveau de la commune où nous résidons ou de l'entreprise qui nous emploie —, ça ne finit pas nécessairement par nourrir une sorte d'aigreur et d'amertume ?

C'est aussi affronter une adversité selon les termes qu'elle a fixés, ceux du sérieux et du rationalisme. Pourtant, lorsqu'on voit l'ordre des choses qu'ils servent à justifier, il paraît utile de se demander si d'autres façons de regarder pourraient trouver leur légitimité. Je trouve les enfants étrangement inspirants, là-dessus. D'abord parce qu'en accueillir un dans mon foyer m'a donné envie d'avoir autre chose à lui offrir qu'une morosité rampante. Mais c'est surtout la relation qu'ils ont avec leur environnement que je trouve fascinante. Pour autant qu'une année et demie me permette d'en juger, il y a beaucoup de fluidité dans leur façon d'appréhender l'opposition. Une forme de malice qui tourne en jeu autour de la remontrance posée. Les enfants luttent rarement de front avec un adulte. Au lieu de ça, ils essaient d'infinies variations autour de ce qui ne leur convient pas, balayent d'un sourire désarmant l'air exagérément décidé par lequel nous voulons leur faire saisir le sérieux de la situation. À ce sérieux-là, ils opposent le jeu. La mine grise, ils lui opposent une joie, une pirouette qui, bien souvent défait la contenance et aide à s'adoucir. La situation d'opposition trouve une issue sans qu'il soit nécessaire d'en passer par une délibération rationnelle.

Elle est pourtant bien ancrée chez nous, les adultes, c'est conviction que tout ne se solde qu'à coups de mûres réflexions et d'équations épineuses. L'élan du moment, la spontanéité du jeu, tout cela ne demande qu'à être étouffé, pour une vie raisonnable. Je finis par croire que c'est la légèreté des enfants qui nous manque le plus cruellement pour envisager d'autres possibles. Réapprivoiser le jeu pour se défaire de l'étau du sérieux. Au fond, renouer avec une joie de vivre qui fait disparaître des pans entiers de l'angoisse. Pour construire d'autres mondes qui n'existent pas, pas seulement en opposition de ce que nous connaissons, mais qui imaginent un futur désirable.

Regarder le monde avec un regard neuf n'enlève évidemment rien à ce qu'il y a d'inquiétant dans ce que nous voyons de sa trajectoire. Mais notre angoisse figée ou la colère de notre rejet ne pourront pas grand-chose pour en construire une autre. Il faut un peu de joie et de légèreté pour créer. Faut-il commencer par là ?